
Témoignages
« Je n’avais plus le goût de vivre »
C’est viscéral chez Bertrand. Parce qu’il ne veut plus voir un seul agriculteur se donner la mort, ce Picard témoigne aujourd’hui des douleurs provoquées par la dépression et de son chemin de résilience, en rendant hommage au passage à ceux qui ont contribué à lui sauver la vie.
Taille : 1m96. Poids : 130 kilos. Pointure : 49. Bertrand est un grand gaillard aussi solide que les chênes centenaires qui peuplent les majestueuses forêts de Picardie, région où est installée son exploitation. L’agriculteur a pourtant bien failli être emporté par la tempête qui s’est abattue sur lui. « La dépression m’est tombée dessus il y a quelques années », prévient-il sobrement. La maladie ne fait pas de distinction entre les âges, les sexes, les milieux socioprofessionnels ou les carrures. Elle peut broyer les plus robustes d’entre nous. Comme cet associé en Gaec d’une cinquantaine d’années installé en polyculture, bien inséré socialement et économiquement, que tout le monde croyait aussi indestructible que le clocher de la cathédrale de Soissons qui se dresse fièrement depuis neuf siècles à quelques kilomètres de sa ferme.
L’homme est du genre méticuleux. Alors comme le reste de sa vie, Bertrand a organisé sa disparition avec minutie. « Tout était prêt, se souvient-il. J’ai acquis une concession pour 20 ans au columbarium de ma commune. J’ai rangé mes papiers et confié à un ami une clef USB avec tous les documents nécessaires pour organiser l’après et protéger mes filles. » L’agriculteur a aussi sélectionné avec soin le mode opératoire de l’acte fatal. « On a tout sous la main dans une ferme…, concède-t-il. À ce moment-là, je ne passais pas une minute sans penser au suicide. Cette idée, d’abord furtive, s’est peu à peu installée. Elle revenait tous les jours, puis toutes les heures du jour et de la nuit. Je dormais peu. Je n’avais plus goût à rien, plus l’envie de vivre. »
Cellule de prévention du suicide à la MSA de Picardie
Un après-midi où la douleur se fait plus forte et qu’il sent le moment du passage à l’acte se rapprocher, il fait un geste qui lui sauvera probablement la vie. « Je savais qu’il existait une cellule de prévention du suicide à la MSA de Picardie mais je n’avais pas le numéro, alors j’ai décroché mon téléphone pour appeler la personne qui s’occupe de mes cotisations en lui expliquant que j’étais à bout et en lui demandant de faire le nécessaire. Mon appel de détresse a été relayé dans la foulée. Une personne de la cellule Horizon1 m’a très vite rappelé. »
La voix entrecoupée de larmes, il a pu commencer à déballer ce qui lui pesait sur le corps et le cœur à une personne formée à l’écoute. En commençant par les coups de gueule à répétition avec son frère et associé au sein du Gaec familial, la maladie qui commence à lui faire perdre le contrôle de son corps, son divorce tout frais mais aussi la perte de sens de tout ce qu’il a mis une vie de dur labeur à construire.
« Ma vie n’était plus remplie que par le boulot »
Bertrand s’est d’abord réfugié dans le travail. « Je me levais à quatre heures du matin pour aller labourer pour prendre de l’avance. Je faisais un passage express à la maison pour voir mes filles et je repartais. Une fois mon épouse partie et la mise en place de la garde alternée, ça a été la débandade complète. Ma vie n’était plus remplie que par le boulot. J’ai commencé à prendre des antidouleurs à des doses de plus en plus fortes. J’ai trop tiré sur la corde. Je pensais pouvoir durer dans ce métier, je me suis trompé. J’ai sacrifié ma vie de famille pour la ferme. Je suis arrivé à un état d’épuisement d’abord physique avec des symptômes inexpliqués qui ont démarré dans les mains. Des engourdissements qui se sont avérés être les premiers signes d’une fibromyalgie, maladie qui a ensuite gagné tout mon corps.
J’ai commencé à vraiment m’inquiéter, quand un jour, à table je n’ai pas réussi à lâcher mon couteau et ma fourchette à cause de mes mains crispées. » L’agriculteur est complètement déboussolé lorsqu’il se retrouve à terre après la première chute causée par cette maladie qui se caractérise par une non-maîtrise de ses gestes ainsi que de fortes douleurs.
L’ombre de soi-même
« Parallèlement, je commençais à ressentir les symptômes du mal-être. Mais ça je le gardais pour moi. Ma vie ne me plaisait simplement plus. » À cette époque-là, une remarque de sa fille l’a profondément marqué : « Julie me dit un soir au moment de la coucher : “Papa, qu’est-ce qui se passe ? Tu ne rigoles plus jamais.” » Quand on perd 40 kilos en deux ans, on n’est plus que l’ombre de soi-même. « La nuit je hurlais parce que j’avais mal aux jambes et que je n’arrivais plus à dormir allongé. J’avais les larmes du matin au soir. J’étais en train de sombrer. J’étais en pleine perdition. »
Le fait d’avoir parlé à quelqu’un a calmé l’urgence d’en finir qui l’étreignait mais elle est restée présente dans un coin de sa tête. Par ses mots, la professionnelle a heureusement réussi à désamorcer le pic de la crise suicidaire qui était en train de submerger Bertrand. Elle lui a permis d’envisager d’écrire une suite à son histoire. « Elle m’appelait tous les jours. Le fait de pouvoir s’exprimer et de se sentir écouté m’a permis de passer ce cap difficile. Même si j’étais aussi suivi par un psychiatre, je lui dois énormément. Peut-être tout. Je lui dois la vie », souligne-t-il la voix étouffée par l’émotion.
C’est loin de sa ferme, sur le littoral agité de la Manche, dans une clinique spécialisée installée à Berck, qu’il a pu commencer son travail de reconstruction et retrouver un peu de sérénité. « J’y suis rentré le 13 décembre pour en sortir le 15 février. » Après une première semaine où il est resté emmuré dans son mutisme, Bertrand a commencé à s’ouvrir aux autres.
Le soir de Noël à la clinique
« J’ai passé les fêtes à la clinique. Le soir du réveillon, on était tous ensemble entre gueules cassées de la société. Dans le groupe, il y avait trois agriculteurs. Avec eux, je parlais de tout sauf de travail pour limiter les sources d’angoisse. J’échangeais avec tout le monde, même avec des gamins de 16 ans. Là-bas, j’ai appris à connaître la vie en dehors du monde agricole. J’y ai croisé des personnes de toutes professions, de toutes couches sociales et tous les âges avec différentes pathologies. J’ai réappris ce qu’était l’humilité et j’ai vu les choses autrement. Je me suis rendu compte que ça n’arrive pas qu’à soi. La rencontre avec les plus jeunes m’a marqué pour toujours. Ce séjour loin de ma ferme m’a fait énormément de bien parce que j’ai repris le goût à la vie, j’ai pu me reposer physiquement et enfin dormir. J’étais délivré de quelque chose, c’est aussi le premier moment où j’ai pensé que j’allais peut-être pouvoir m’en sortir… »
Aujourd’hui, Bertrand est un autre homme. Le Gaec, source de bien des maux, est dissout et sera bientôt liquidé… Il a passé la main à un jeune à qui il continue de donner un coup de main à l’occasion. « Cette décision a été un vrai soulagement. Je voulais transmettre à quelqu’un de performant qui me ressemble. C’est chose faite. » S’il cultive encore 30 hectares, il a aussi démarré une activité de prestation de services agricoles. « Même si la fibromyalgie se rappelle à moi régulièrement, j’ai repris du poil de la bête. Même ma voix est plus ferme », se félicite-t-il.
Une sensibilité accrue à la souffrance de l’autre
« Cette expérience m’a donné l’occasion de connaître la MSA sous un angle différent, c’est bien plus qu’un collecteur de cotisations comme beaucoup le croient. C’est pour moi un acteur essentiel de la détection du risque suicidaire. J’ai trouvé auprès de la cellule de prévention du suicide, de la bienveillance, du respect, un vrai accompagnement et de la confidentialité, c’est très important dans nos métiers où peut-être plus qu’ailleurs les vautours guettent la moindre faiblesse pour s’accaparer vos terres. » Mais Bertrand s’en est sorti avec autre chose en tête. « Je ne veux plus voir un seul agriculteur passer par les étapes que j’ai traversées. Pour moi ce combat est viscéral. Aujourd’hui, je n’ai aucune honte à dire que j’ai voulu mettre fin à mes jours. » Cette expérience de vie intense lui a aussi permis de développer une sensibilité accrue à la souffrance de l’autre.
« Je sais plus facilement détecter quand quelqu’un ne va pas bien. » Quand, il y a quelques mois, il reçoit un coup de téléphone désespéré d’un agriculteur, il sait dorénavant comment réagir. « J’ai compris au son de sa voix qu’il sombrait. J’ai eu la confirmation quand il m’a dit qu’il venait de passer les fêtes tout seul et qu’il était à bout. Je suis allé directement chez lui sans rompre la conversation au téléphone. Nous avons discuté et connaissant bien le système de l’intérieur, j’ai appelé moi-même la MSA. Ils m’ont dit qu’ils avaient besoin de son consentement pour agir. Ce qu’il a donné tout de suite alors que j’étais encore à ses côtés. Aujourd’hui il va mieux. »
« Une volonté d’aider pour qu’il n’y ait plus de drames »
C’est pour ne plus retrouver un seul agriculteur avec un fusil entre les mains comme ce jour-là qu’il participe à la formation des Sentinelles contre le suicide dans la Somme, des bénévoles formés spécialement par la MSA pour détecter le risque suicidaire. « Les Sentinelles me posent des questions qui me remuent les tripes mais je suis maintenant assez costaud psychologiquement pour pouvoir les entendre et j’ai cette de volonté de vouloir aider pour qu’il n’y ait plus de drames. Afin que plus un seul agriculteur ne se retrouve seul dans son coin avec l’idée de se foutre en l’air. »
(1). Dispositif pluridisciplinaire de prévention conçu pour accompagner les ressortissants confrontés à des situations de détresse. La MSA de Picardie a mis en place une équipe pluridisciplinaire de prévention du suicide en fédérant, au sein d’une cellule dédiée, les multiples compétences existantes dont les domaines de l’action sanitaire et sociale, la santé et la protection sociale.
Photo : © Nes Guetty Image/CCMSA Image
Dépression : le chemin d’Arnaud pour en sortir

Pour sortir de l’engrenage de la dépression née d’un mal-être au travail, Arnaud, agriculteur mayennais de 47 ans, a pris une décision radicale en disant adieu à ses vaches laitières. Faire le choix de recentrer son activité sur les volailles festives a été l’une des meilleures décisions de sa vie. Sept ans après, il ne regrette rien.
Quand nous le contactons en cette fin d’année, il fait face dans la bonne humeur au surcroit d’activité lié aux festivités de décembre. À quelques jours de Noël, dindes, chapons, pintades et poulets fermiers, qu’il élève dans sa ferme installée entre Rennes et Tours, feront bientôt vibrer les papilles des amoureux de ces mets synonymes de fête. Il est aujourd’hui un agriculteur bien dans ses bottes, heureux dans son métier et fier de ses produits.
Pourtant en 2014, sans s’annoncer, la dépression est entrée un peu par effraction dans sa vie. Elle aurait pu tout détruire. Sa ferme mais aussi sa vie de famille. « Quand elle m’est tombée dessus, je n’avais plus la force de faire face. À ce moment-là, j’étais prêt à tout balancer et à faire mes valises, explique ce père de trois enfants qui travaille avec sa compagne sur l’exploitation transmise par ses parents. Quand on fait un burnout, c’est comme se prendre un platane en pleine tronche. L’esprit mais aussi le corps disent stop. Ce n’est plus possible d’avancer. La dépression, c’est une grosse boule qui monte et qui inhibe toutes nos forces. »
La date du burnout ne doit rien au hasard. « En 2014, mon fils a subi une lourde opération chirurgicale. En plus du stress lié à l’hospitalisation, les quelques kilomètres qui séparent l’exploitation de l’hôpital m’ont sorti de mon cadre habituel et m’ont donné l’occasion de prendre du recul sur mon activité. Au même moment, ma femme, qui n’est pas issue du milieu agricole, reprenait ses études pour pouvoir me rejoindre sur l’exploitation. C’était une période charnière et stressante avec des décisions à prendre qui allaient nous engager pour longtemps. Nous étions obligés de réinvestir pour moderniser l’atelier laitier et donc de nous remettre un gros crédit sur le dos. Mais je sentais que je n’étais pas en harmonie avec mes objectifs de vie. »
Les conséquences de la dépression sont très concrètes dans la vie d’Arnaud. « Je n’arrivais plus à gérer le quotidien. C’était désagréable pour moi et surtout pour mon entourage. Le bureau de la ferme était devenu un endroit anxiogène. Je ne pouvais plus y mettre un pied alors qu’habituellement j’aime m’occuper de l’administratif ou travailler sur la gestion. Je dormais moins bien. J’étais crevé et quand on est très fatigué, on finit par ne plus dormir du tout. C’est une spirale infernale. On me disait de m’arrêter un peu mais la difficulté est que – comme la plupart des agriculteurs – nous vivons littéralement sur notre lieu de travail. C’était pour moi inconcevable de voir les autres travailler sans participer. »
Sur les conseils de son médecin et avec le soutien de sa femme, il prend alors la décision d’être hospitalisé de façon à s’extraire de l’exploitation et de se laisser le temps de faire un travail sur lui-même. Le temps aussi de laisser agir les traitements. « Ma femme était prête à partir, j’étais devenu insupportable. Je n’avais pas d’agressivité mais vivre avec quelqu’un qui n’a envie de rien faire et qui ne fait que pleurer n’est pas facile. »
En tout, il sera arrêté pendant huit mois, hospitalisé une première fois quinze jours et une seconde fois un mois. « Là-bas, je me suis rendu compte que ce phénomène touchait toutes les catégories socioprofessionnelles. Personne n’est épargné. Avant cela j’avais l’impression d’être un peu tout seul à vivre ça, sans vraiment comprendre ce qui se passait dans mon corps car personne ne me l’expliquait. »
Une assistante sociale de la MSA Mayenne Orne Sarthe lui a proposé d’intégrer le dispositif « L’Avenir en soi », un programme d’accompagnement qui permet d’aller puiser dans ses propres ressources les atouts nécessaires pour réussir une période de changement.
« J’ai commencé en 2015 à un moment où j’allais un peu mieux. J’étais déjà dans la phase montante de ma reconstruction. Ce dispositif m’a aidé à conforter les décisions que j’avais prises. Le fait d’échanger libère la parole et aide à évacuer. Je me suis retrouvé avec des personnes en perte de repères comme moi. Des gens qui par exemple partaient à la retraite. D’autres fatigués du milieu agricole qui avaient besoin de se poser et de s’extraire de leur lieu de travail mais aussi parfois de leur famille pour prendre des décisions et avancer dans la vie.
« Dès lors que j’ai pris la décision d’arrêter le lait, qui représentait 70 % de mon chiffre d’affaires, ce qui est étrange, c’est que j’ai tout de suite été mieux. On n’insiste pas assez sur ce que veulent vraiment les nouveaux installés. Moi, je faisais du lait mais sans conviction. Si aujourd’hui mon métier d’agriculteur me plaît toujours énormément, c’est grâce au travail que j’ai fait sur moi-même. Une réflexion entamée pour sortir de mon burnout. »
Avec le recul, l’éleveur regarde cette période comme un mal nécessaire. « Elle m’a permis de vraiment prendre les bonnes décisions, d’être en adéquation avec mes objectifs de vie, de me demander pourquoi j’avais décidé d’être agriculteur. Pour moi, le fait d’être en production laitière en couple était un boulet que je ne voulais pas traîner. C’est exigeant 365 jours par an. Il n’y a pas de coupure. Bien sûr aujourd’hui nous faisons face à des difficultés comme les crises sanitaires à répétition à gérer. Il y a dans cette activité des gros coups de bourre comme en ce moment mais il y a aussi des moments plus calmes que j’apprécie. On peut par exemple imaginer partir un week-end avec les enfants.
« Il y a eu une période en Mayenne où tout le monde faisait de la production laitière, ce qui est une hérésie. Certains aiment ça et se spécialisent dans cette activité. Moi, j’aime la volaille. J’ai eu la possibilité de reprendre deux poulaillers en plus. Les personnes en phase avec ce qu’ils aiment sont plus performants et comme ils sont techniquement bons, ils s’en sortent mieux économiquement. »
Pour Arnaud, témoigner est très important.
« Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent de moi, je m’en moque. Si m’exprimer aujourd’hui peut aider ne serait-ce qu’une personne et contribuer à démystifier cette maladie, pour moi, c’est le plus important. Lors d’une réunion organisée par la MSA sur le mal-être au travail, les mots d’une maman m’ont marqué à jamais : “Si j’avais participé à une réunion comme ça avant, mon fils serait toujours là.” »
Photo : © Franck Beloncle_CCMSA Image